La chute à Aubin


chuteDurant les cent dernières années, beaucoup d’histoires ont circulé dans la région concernant l’appellation Chute à Aubin. J’aurais pu choisir la plus intéressante ou la plus captivante d’entre celles que j’ai entendu, mais j’ai préféré opter pour les faits, l’Histoire ne doit pas être un roman.

Un document de généalogie précis et très explicite m’a permis d’entrer en communication avec l’un des fils Aubin et de fil en aiguille d’être mis en contact également avec un parent du contremaître faisant partie de ce récit. Donc, c’est au meilleur de mes connaissances que je vous raconte ce que j’ai appris.

Aux alentours de l’année 1912, Alphonse Aubin, jeune homme natif d’Amqui dans la Vallée de la Matapédia, décide de quitter sa région pour venir travailler pour la Price Brothers and company sur la rivière Manitou. Pour ceux qui ne le savent pas, cette compagnie est l’ancêtre d’Abitibi Bowater.

Le jeune Aubin n’est pas de grande stature 5 pieds et 8 pouces tout au plus, mais il n’a pas froid aux yeux. Deux de ses frères sont morts à la guerre 1914-1918 et il semble que lui aussi soit animé d’un esprit combatif. Engagé comme journalier, il a tôt fait de se lier d’amitié avec le contremaître Hector Bolduc qui l’a pris sous son aile.

Monsieur Bolduc était sous-traitant pour la compagnie. Il était marié et père de six enfants, dont cinq filles et un fils plus jeune. Les filles suivaient leurs parents dans les chantiers et le jeune Bolduc quant à lui, étudiait à Québec chez les clercs de St-Viateur.

Vers 1914, Alphonse Aubin qui n’a pas encore 20 ans, travaille sur la rivière Manitou comme draveur. Par une journée qui devait être ordinaire, il fit face à son destin.

Ce jour-là, il y a un embâcle sur la rivière, ce qui empêche les billots de huit pieds de continuer leur route vers le golfe St-Laurent. Le jeune Alphonse décide de se porter volontaire pour dégager l’amas de billots récalcitrants. Dans sa manoeuvre pour désenclaver ce que les vieux appelaient (la jam) il se retrouve dans la rivière et rapidement se dirige en amont de celle-ci. Il est projeté par un courant d’eau agressif et violent porteur des billots qu’il vient de dégager.

Des milliers d’autres billots arrivent, en un instant il se retrouve dans la chute avec ceux-ci. Alphonse est heurté par les billes de bois qui arrivent à la vitesse de l’éclair et de tous les côtés.

La chûte à Aubin, bien qu’elle ne soit pas l’endroit idéal pour tomber à l’eau n’aurait pas été un passage aussi dangereux n’eut été la présence de toutes ces pièces de bois descendant à vive allure. De plus, Alphonse qui connaît la rivière Manitou sait très bien qu’il est à quelques centaines de mètres de LA grande Chute Manitou, celle qui fait peur, rien qu’à l’entendre avec ces 35 mètres de hauteur.
Il faut bien dire que c'était au temps où il y avait une écluse à la décharge du lac des Eudistes. Lorsqu'elle était ouverte permettant l'expulsion des billots, les chutes devenaient plusieurs fois plus volumineuses qu'elles le sont aujourd'hui.

À ce moment, sachant bien qu’il pouvait se compter chanceux d’être encore en vie, il déploya des efforts surhumains pour s’en sortir. Finalement, il réussit à regagner la rive soutenu par son talent de draveur évident et son acharnement face à l’adversité. Alphonse Aubin est tombé dans une première chûte mais il réussit à recouvrer la terre ferme évitant de s’engouffrer dans la grande chute. Il fût à l’époque considéré par les gens de la côte, comme un miraculé, blessé, mais toujours bien vivant.

Suite à cet accident, d’autres employés de la Price Brothers and company  le transportèrent au village de Manitou, il prit la direction de l’hôpital de Matane où il fût traité pour une dizaine de fractures. Aussitôt remis de cette aventure il revint travailler à Manitou et maria l’une des filles de son contremaître.

Plus tard madame Alice Bolduc, femme de monsieur Aubin raconta que le jour de son mariage à Rivière-aux-Graines, le 13 septembre 1921, elle dût marcher avec sa robe blanche dans les eaux de la rivière pour se rendre à l'église. Ils arrivaient de Rivière-au-Tonnerre ou Alphonse Aubin travaillait. Le père de Alice,  monsieur Bolduc était jobeur à cet endroit. Leur premier enfant Roland est né le 25 juillet 1922 à Rivière-au-Tonnerre.

Suite à leur départ de la région, les Aubin s’établirent à Chicoutimi.
Après une mini carrière comme bottleger il apprit le métier de machiniste et eut son propre garage. Trois de ses fils suivirent ses traces en étant chacun propriétaires de leur garage.

Cet homme qui n’oublia jamais la Manitou revint à quelques reprises voir la chute qui porte son nom. Entre autres à l’âge de 88 ans lorsqu’il s’y rendit avec trois de ses fils, Roland, Léon et Jean-Yves. Cette fois-là, malgré son âge avancé il descend par le sentier ouest et se rends directement sur le bord de la chute, ses fils ont alors l’opportunité de voir l’endroit exact ou leur père est tombé à l'eau. Du ciment et un petit monument avaient été apportés, ils l’installèrent afin d’immortaliser la chute à Aubin.

« Mon père n’était pas un gros parleur, mais il avait le coeur à la bonne place», m’a fait remarquer son fils Jean-Yves. Il était doué d’une mémoire phénoménale et parlait surtout quand il prenait un p’tit coup. Cette histoire était sa préférée, c’était pour lui, comme un sentiment de fierté d’avoir vécu un moment extrême à une époque charnière du développement de la Côte-Nord.

Il mourut à Chicoutimi en 1991 à l’âge de 97 ans.

Remerciements particuliers à monsieur Jean-Yves Aubin et son épouse Pierrette Larouche, ils ont été mes principaux informateurs pour l’écriture de ce texte. Aussi je tiens à remercier monsieur Julien Bolduc, petit fils du contremaître beau-père de Alphonse Aubin. Monsieur Julien Bolduc a été maire de Rivière-Pentecôte durant dix ans et préfêt de la MRC des sept-rivières pendant deux ans. Lui aussi m’a permis de recueillir des informations pertinentes.

Je tiens à faire remarquer, encore une fois, puisque je l’ai mentionné ailleurs dans le site, que les dernières cartes topographiques placent la chute à Aubin au nord de la route 138 tandis qu’elle est au sud. Aussi sur un panneau de la MRC de Minganie, la chute à Aubin a été renommée Les Cascades. Le monument qu’avaient pris soins d’installer monsieur Aubin et ses fils dans les années 80 a été retiré.

Je crois personnellement que les gens qui ont à charge la retranscription des toponymes de la Minganie auraient avantage à consulter la population puisque plusieurs erreurs se répètent à chaque impression de cartes. Ils sont par conséquent reproduites ailleurs, dans des dépliants, des revues touristiques, sur des panneaux d’interprétations, etc. Ce sont des noms d’endroits qui ont été nommés par nos aïeux qui y avaient leurs activités journalières, ils doivent être perpétués, considérés et respectés.

Gaétan Henley
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